Interview de Denis Rossano

🦊 Il y a quelques jours je vous présentais un ouvrage exceptionnel. Denis Rossano m’a fait l’honneur de répondre à toutes mes interrogations, avec un si beau et long développement. Clairement cela me touche profondément qu’un auteur prenne autant de son temps pour défendre son si beau roman. Merci Denis Rossano 🙏🏻

1.Bonjour Denis, quel a été votre parcours de vie ?

Bonjour, et avant tout, merci de me proposer cet entretien. Un vrai plaisir ! Bon, alors, mon parcours... Commençons par le commencement. J'ai grandi et j'ai été élevé en banlieue parisienne. Ma mère est allemande, et j'ai passé beaucoup de vacances en Allemagne, d'où mes liens profonds avec ce pays et sa culture, qui se ressentent, je crois, dans le livre. Je suis tombé dans la lecture dès le plus jeune âge. Je me souviens, tout petit, en vacances dans le Sud de la France, mon grand-père allemand (celui que j'évoque dans le roman) m'offrait un livre de la Bibliothèque Rose par jour: je les dévorais à tout allure! Les livres, le cinéma, et la musique: les trois piliers sur lesquels je me suis, très tôt, construit, et qui s'entremêlent étroitement pour moi. J'écoutais de la musique, et je l'imaginais comme la bande originale d'un film ou d'un livre qui n'existait que dans ma tête. Je lisais un roman, et je voulais aussitôt voir son adaptation au cinéma, ou alors je voyais un film et je découvrais qu'il y avait un livre à l'origine, du coup je me précipitais à la bibliothèque pour le trouver. C'est comme ça que je me suis fait ma culture. Étudiant, je suis passé par Sciences Po, à Paris: ça m'a rendu malheureux, je n'étais pas fait pour ça, même si j'y ai appris des choses utiles. J'ai tout plaqué quelques mois avant l'examen final, et j'ai écrit d'un trait un petit roman sorti de mes entrailles, comme ça, sans que je réfléchisse vraiment. Ma chance: Régine Deforges, l'écrivaine à succès de "La bicyclette bleue", venait d'ouvrir sa maison d'édition et s'était donnée pour mission de promouvoir de nouveaux auteurs. Elle a aimé mon livre, et l'a publié. Il s'appelle "Promenade dans la douce folie des gens tristes". J'ai eu, je dois dire, de belles critiques. Ce fut une période assez magique, pour moi: je n'avais pas 25 ans et je venais de sortir un livre, j'adorais l'atmosphère de la maison d'édition, je me sentais accepté, j'avais trouvé mon univers. J suis rentré dans le comité de lecture. J'écrivais. Bon, c'était aussi les années SIDA, alors tout n'était pas joyeux. Mais professionnellement, j'étais bien. Trop jeune, sans doute, pour comprendre vraiment ce qui se passait, et pour savoir jouer le petit jeu attendu d'un auteur dans le milieu littéraire parisien. Je n'étais pas ambitieux dans ce sens là: je voulais juste écrire, je ne voulais pas devenir un personnage. Je n'en aurais pas été capable. Un second roman est paru. La maison d'édition, malheureusement, a fini par fermé ses portes. Comme j'étais, depuis toujours, fou de cinéma, je me suis tourné vers l'écriture de scénario. J'ai commencé à avoir pas mal de rendez-vous à la télé, mais je n'étais pas très emballé, et honnêtement, je ne sais pas si j'aurais été un scénariste doué. J'avais des idées, mais mon écriture est avant tout romanesque, dans le sens où elle se prête au roman. J'ai alors obtenu la carte verte, qui permet de s'installer aux États-Unis. Je connaissais Los Angeles pour y avoir séjourné, j'avais envie d'aller loin, très loin, de partir et de recommencer autre chose. Je me suis  donc installé à L.A. en me disant: je vais vivre comme dans un film, puisque c'est la ville du cinéma! Eh bien, croyez moi: ça marche. Enfin, un certain temps, en tout cas. Après, bien sûr, la réalité vous tombe dessus, et il faut alors s'y adapter. C'est à ce moment que j'ai été contacté par L'Express, l'hebdomadaire français. La direction recherchait un correspondant cinéma aux États-Unis, et une amie leur avait parlé de moi et de ma cinéphile. Cela a mené à une collaboration de 15 ans environs, pour L'Express et ensuite également pour le mensuel Studio-Cinélive, qui appartenait au même groupe de presse. Ce n'était pas, sur le plan de l'écriture, spécialement excitant, mais cela m'a fait rentrer de plein pied, et par la grande porte, dans le milieu du cinéma américain: j'ai rencontré quasiment tout le monde à Hollywood, conduit des dizaines et des dizaines d'interviews, fait des enquêtes, passé beaucoup de temps sur des tournages, visiter les grands studios, etc. Pour un cinéphile, c'était passionnant. Mais au bout de plusieurs années, j'ai commencé à ressentir une certaine lassitude. Le travail devenait répétitif. L'ambiance tournait au vinaigre au sein du magazine. Alors je suis parti, au moment où je commençais à mettre en place mon roman sur Sirk. Je n'ai jamais cessé d'écrire, durant tout ce temps, même si mon dernier roman publié remontait maintenant à très longtemps, mais ce nouveau projet me tenait spécialement à cœur: j'espérais vraiment, un peu désespérément sans doute, qu'il puisse incarner mon retour à la littérature. Car la littérature, finalement, c'était tout, pour moi. C'était là d'où je venais, là où je voulais revenir. Je ne savais pas si j'allais y parvenir, car après tout j'avais perdu tous mes contacts, du temps avait passé, j’étais géographiquement très éloigné. Aujourd'hui, honnêtement, je n'en reviens toujours pas de ce qui s'est passé, de l'accueil des éditions Allary, et ensuite de celui des lecteurs et des critiques. C'est assez... c'est émouvant. Gratifiant. Excitant. Soulageant. Je dis beaucoup merci, aux gens qui me lisent, qui ont aimé le livre, qui m'en parlent. C'est très sincère. Je suis réellement touché et reconnaissant. 

2. Pouvez-vous nous raconter qui est Douglas Sirk ?

Douglas Sirk est aujourd'hui considéré par les cinéphiles et les historiens du cinéma comme l'un des plus grands réalisateurs de l'histoire du septième art. Il est célèbre pour ses mélodrames, qu'on dit flamboyants, et qu'il a tourné dans les années cinquante à Hollywood: des films qui utilisent des canevas extraordinairement mélodramatiques, et un style visuel très spécifique (couleurs rutilantes, angles de caméra alambiqués, lumières insensées) pour, en fait, offrir des portraits souvent cruels, toujours très justes, d'une société américaine que Sirk n'aime pas beaucoup. Ce sont aussi de magnifiques portraits de femmes. Mais au-delà de ces mélos, très célèbres, très stylés, Sirk a beaucoup tourné, et de nombreux autres films qu'il a fait, longtemps méconnus, sont aujourd'hui réévalués par la critique. Le cinéma de Sirk a souvent souffert du fait que c'était considéré comme du cinéma commercial, et, en plus, du cinéma destiné à un public féminin, ce que le milieu des critiques de l'époque (essentiellement masculin) méprisait. Sirk, en réalité, était un très grand intellectuel, épris de philosophie, de théâtre (il adorait notamment la tragédie grecque, et l'on retrouve cela dans ses films), et de littérature. Il était aussi allemand, et c'est là que tout se complique. Car avant de devenir un grand metteur en scène à Hollywood, Sirk, de son vrai nom Detlef Sierck, fut, d'abord, un metteur en scène de théâtre de gauche, sous la République de Weimar, et puis ensuite un réalisateur à succès, dans le cinéma allemand, sous le nazisme. Cela, à mes yeux, le rend fascinant. Et complexe. Et puis, bien sûr, il y a son destin intime, son histoire personnelle, l'histoire de son fils, qui est au cœur de mon livre... 

3.Dans quelle mesure Klaus, le fils de Douglas, a t-il impacté la vie de son père ? 

C'est la grande question que je me suis posée. Les réponses que j'apporte sont les miennes, en ce sens que, comme avec toute évaluation de l’œuvre d'un grand artiste, le regard que l'on porte est subjectif, et forcément très personnel. Sirk a eu, en 1925, un fils, Klaus, d'une première épouse. Ce fils lui a littéralement été interdit, pour des raisons que je raconte dans le livre. Et ce fils est aussi devenu, poussé par sa mère, qui était nazie, un enfant star sous le nazisme, le petit garçon aryen idéal du cinéma allemand. Le destin de cet enfant est une tragédie, et il est clair, je crois, que Sirk ne s'en est jamais remis. Mon opinion, c'est qu'en fait le déchirement que Sirk a vécu en tant que père séparé de son enfant, tout comme son sentiment de culpabilité, sa détresse, et son chagrin, ont nourri son œuvre. Cela se voit dès les films allemands qu'il réalise dans les années trente, mais ça explose dans les années cinquante, quand, de retour à Hollywood, Sirk sait qu'il ne reverra plus jamais son garçon. A partir de ce moment, ses films atteignent à une grandeur extraordinaire, touchent à des émotions bouleversantes, et j'ai vraiment la certitude que le réalisateur a été hanté par la figure de l'enfant perdu, et que cette figure a alimenté son inspiration. Sa tragédie intime lui a permis de devenir un très grand artiste. Cela, c'est renversant, je trouve. Et ça m'a fait réfléchir sur la création artistique, sur l'inspiration, sur la place et le rôle du malheur dans la vie d'un artiste. Si l'on regarde les films de Sirk en prenant cette perspective en compte, on réalise que, toujours, directement ou indirectement, de manière centrale ou secondaire, de façon évidente ou voilée, le thème de l'enfant, de l'enfance, des enfants face aux parents, des adultes qui sont restés des enfants, est présent dans chacun des films qu'il fait à cette époque. C'est assez saisissant.

4.Votre ouvrage peut s’apparenter à une biographie romancée, quelle est la part irréelle  dans ce dernier ?

Il s'est passé quelque chose d'étrange, quand le livre est sorti: quasiment tout le monde été persuadé que, comme le roman le raconte, j'ai vraiment rencontré Douglas Sirk dans son grand âge, quand il s'était retiré sur les bords d'un lac suisse. Dans le livre, j'imagine en effet que, étudiant, au début des années 80, je trouve le moyen de rencontrer mon idole, et que des entretiens suivent, au cours desquels le vieillard se livre au jeune homme que je suis. Peu à peu, dès lors, les fils de sa vie complexe commencent à se démêler. Eh bien, tout cela est inventé. J'avais, en fait, beaucoup de matériau, et il me fallait trouver un moyen de présenter ce que j'avais. Je ne ne voulais pas écrire une biographie classique: je ne suis pas biographe mais romancier. J'avais besoin d'atteindre à des émotions que seul, à mon avis, le roman permettait, et je voulais retrouver, par l'écriture, l'univers des mélos que Sirk a réalisés: le roman pouvait rendre cela possible. J'ai donc "mis en scène", si on veut, tous les éléments biographiques que je possédais, en imaginant cette rencontre entre lui et moi, en me faisant intervenir directement. Tout ce que je raconte, dans le livre, de Sirk et de son enfant est au plus près de la réalité telle que j'ai pu l'approcher. Il est fort possible que des tas d'éléments, que je ne connais pas, puissent apporter un jour un autre regard, mais je crois néanmoins être très proche de ce qui s'est vraiment passé. Tous les personnages qui apparaissent dans les passages sur Sirk ont existé. Mais mon texte est un roman, il est présenté comme tel, et je le défends comme tel. Ce n'est pas une biographie. Une biographie romancée? Je ne sais pas, à vrai dire. On pourrait aussi dire que c'est une autobiographie romancée: des tas de choses me concernant, dans le livre, sont très vraies, mais au fond, cela c'est moins important, puisque personne ne me connait. Un roman vrai? Ça m'a pris de court, que tant de gens aient vraiment cru à ma rencontre avec Sirk. D'un côté, ça m'a fait très plaisir, car je me suis dit que j'avais réussi à rendre ces scènes (pas évidentes à écrire) crédibles. Mais d'un autre côté, j'ai eu peur qu'on m'accuse d'installer la confusion, délibérément, et de mentir. J'ai toujours dit haut et fort que c'était un roman! C'est écrit sur la couverture. Lorsque j'ai été interviewé par un grand journaliste cinéphile qui, lui, avait réellement rencontré Sirk, et que j'ai compris qu'il était lui aussi persuadé que j'avais connu le réalisateur, je suis tombé des nues: tout le monde semblait y croire, donc, même quelqu'un qui avait connu Sirk! Ça m'a troublé. En fait, ce qui s'est passé, je crois, c'est que toutes ces scènes imaginaires (moi rencontrant et discutant avec Sirk, donc) ont été nourries par ma propre expérience en tant que journaliste: je sais comment de tels entretiens se déroulent, comment on peut parvenir à faire parler quelqu'un sur la réserve sans le brusquer, comment installer la confiance, etc. Mon expérience professionnelle m'a permis (inconsciemment, d'ailleurs) de rendre toutes ses scènes très réalistes et très vraies. Je n'avais juste pas réalisé à quel point! 

5. Le mystère qui entoure la période nazie de Douglas Sirk est-il pour vous résolu ? Peut-on affirmer avec certitude que le réalisateur n’a pas joué un double jeu ?

Je crois sincèrement qu'il n'a joué aucun double-jeu. Il y a des faits, qu'il faut voir en face: Douglas Sirk s'engage à devenir réalisateur de cinéma alors que ce milieu est déjà sous l'égide de Goebbels, le ministre de la propagande de Hitler et l'un des plus féroces Nazis qui soit. Douglas Sirk va réaliser des films qui vont devenir quelques-uns des plus gros succès allemands de l'époque, donc d'un cinéma sous Hitler. Douglas Sirk crée, littéralement, la plus grande superstar allemande de l'époque, Zarah Leander, qui devient le symbole du cinéma du troisième Reich. On ne peut contourner cette réalité. Elle est là. Beaucoup d'historiens du cinéma ont longtemps analysé les films allemands de Sirk en dehors de leur contexte nazi, ou sans vraiment s'interroger sur la place de Sirk dans le cinéma national allemand de l'époque. Lui-même, lorsqu'il évoque cette période, esquive un peu la question, avec son intelligence habituelle. Ne serait-ce que par sa participation à ce cinéma, Sirk est néanmoins, d'une certaine manière, compromis, car pour pouvoir faire un film, en Allemagne, dans les années trente, il faut d'emblée accepter le système tel que les Nazis le dirigent. Donc, oui: Sirk est compromis. C'est indéniable. Et cela explique beaucoup de choses qui lui arriveront par la suite (notamment, ses difficultés à travailler à Hollywood, au début des années 40). Mais bien sûr, les choses sont beaucoup plus complexes que cela, et c'est ce qui me passionne. L'ambiguïté. Les zones grises. Sirk était un homme de gauche, marié à une actrice de théâtre juive. C'est essentiel. Le théâtre a été nazifié très vite, très violemment. Sirk comprend que sa carrière dans ce milieu est finie, comme celle de sa femme. Il sait aussi que s'il émigre, il aura du mal à trouver du travail: les cinéastes, comme Fritz Lang, peuvent être employés, à Paris ou Hollywood, mais un réalisateur de théâtre, c'est autre chose. Sirk est inconnu à l'étranger. Idem pour son épouse. Parallèlement, la rumeur court, en Allemagne, que le cinéma est un domaine où le nazisme n'a pas encore pénétré, même si Goebbels en prend la tête dès 1933 (et instaure rapidement des lois antisémites). Qui plus est, beaucoup de films produits sous le nazisme - la majorité en fait - sont de purs spectacles, de "l'entertainment", pour reprendre un terme anglais, des films conçus pour distraire le peuple (les films de propagande pure sont rares). Donc, Sirk s'engage dans ce cinéma en croyant que c'est un espace de liberté, où il pourra s'exprimer sans pression politique. Et c'est vrai que les films qu'il fait, essentiellement des mélodrames, sont à-priori apolitiques. Ce sont d'ailleurs des films fascinants. On y trouve déjà tout son talent. A mon avis, Sirk se dit : je vais me construire une réputation, et ensuite, si le nazisme ne s'est pas encore effondré, je pars, pour continuer ma carrière ailleurs. Sirk est un ambitieux, cela me parait évident. Il sait aussi s'adapter au milieu dans lequel il évolue, on verra cela également à Hollywood, un milieu qu'il n'aime pas, mais où il se fera sa place. Mais toujours, Sirk fait cela sans se trahir. Par exemple, pour en revenir à l'Allemagne, Sirk ne fréquentera jamais Goebbels ni aucun ponte nazi. Jamais. D'autres le feront. Il refusera toujours de divorcer de Hilde, son épouse juive, en dépit des pressions. Sirk a toujours rejeté le nazisme, mais il a travaillé sous le nazisme. C'est une contradiction étonnante, quand on y pense. D'autant plus qu'elle vient, je le répète, d'un homme ouvertement de gauche, et marié à une femme juive! Sirk est un homme pétri de contradictions: je crois que c'est l'une des choses que mon roman montre. Il faut aussi rappeler qu'en 1933Sirk, comme beaucoup d'ailleurs, croit que le nazisme est une telle aberration que le régime va vite s'écrouler. Grande erreur, évidemment. Mais compréhensible. Enfin, et ce n'est pas un détail, il y a l'histoire de son fils, Klaus, élevé par sa première femme: jusqu'au bout, j'en suis persuadé, Sirk espérait le sauver. Et c'est aussi pour cela qu'il reste. Pour cet enfant qui est entre les mains des nazis. Quand il finit par fuir, parce que la pression sur son épouse se fait de plus en plus intense, il est alors obligé de renoncer à Klaus. Et il ne s'en remettra jamais vraiment. Ça le brise intérieurement. Alors, oui, Sirk s'est compromis, mais je le répète, il n'a jamais été un Nazi. Son cas est, au fond, similaire à celui de l'immense réalisateur Henri-Georges Clouzot, en France, qui travailla sous l'Occupation, y fit des films magnifiques, mais ne fut jamais proche de l'Occupant. Ce sont des cas qui interrogent, certainement. Qui méritent réflexion. Je ne crois pas que Sirk ait joué un double-jeu. Je crois qu'il espérait, par contre, se jouer des nazis, qu'il méprisait, mais il n'a pas réalisé qu'en fait c'est le contraire qui allait se produire. C'est une situation qui a été vécue par des millions d'Allemands. Et pas mal d'artistes. On peut d'ailleurs s'interroger sur les artistes ayant travaillé en URSS, notamment sous Staline, tels Eisenstein. La question est universelle. Et touche bien sûr aussi aux écrivains. 

6.Pouvez-vous nous raconter l’anecdote selon laquelle père et fils se seraient retrouvés dans deux studios proches l’un de l’autre ?

Cette anecdote fait partie des choses que je n'ai pas inventées. Je l'ai illustrée en la dialoguant, en faisant intervenir des personnages, etc, mais elle est basée sur un fait réel. Sirk était alors le réalisateur vedette de la UFA, immense et très puissant studio, et il tournait sur ses plateaux un film avec l'actrice qu'il était en train de transformer en superstar, Zarah Leander. Sur un plateau voisin, son fils, Klaus, encore un enfant, tourne lui aussi un film. Mais ils n'ont pas le droit de se voir. Le pouvoir nazi, avec lequel la première femme de Sirk est en bons termes, a interdit au père de voir son enfant. Ils sont donc là, tous les deux, sur des plateaux voisins, dans l'incapacité de se rencontrer. On est en plein mélo! C'est cela aussi qui m'a halluciné, avec cette histoire: Sirk, l'homme qui a fait quelques-uns des mélos les plus délirants du cinéma, a, en fait, eu une vie plus mélodramatique que ses propres films. Une autre scène que je raconte est vraie: le seul endroit où Sirk pouvait voir son fils, c'était en allant le voir au cinéma. Il voit son enfant grandir sur un grand écran. Là encore, on a l'impression d'être en plein film. 

7.Combien de temps, de recherches avez-vous mis pour écrire un livre s’étendant sur une aussi longue période ? 

C'est difficile de répondre car en fait, cela faisait très longtemps que, sans penser à écrire quoi que ce soit, j'accumulais les lectures sur l’œuvre et sur la vie de Sirk. Un livre fondamental, qui m'a beaucoup servi et que je cite d'ailleurs dans mon roman, est celui des entretiens que Sirk a accordé à Jon Halliday. Je l'avais lu plusieurs fois, des années auparavant. Donc, en fait, inconsciemment, j'avais déjà commencé mes recherches! Quand j'ai commencé à songer à écrire un livre sur cette histoire, j'ai dû pousser mes recherches vers trois autres directions: d'abord, le fonctionnement du cinéma nazi, quelque chose de très unique, très spécial, très compliqué. J'avais déjà un peu étudié la question, mais il me fallait l'étudier plus à fond. Ensuite, il m'a fallu étudier la vie des artistes sous Weimar et sous le nazisme. Et enfin, il m'a fallu faire des recherches sur Klaus, car lui, c'était le grand mystère: personne n'avait jamais écrit sur ce gamin. Je trouvais d'ailleurs cela incroyable: tant de gens avaient écrits sur Sirk, mais personne n'avait jamais pensé à se pencher sur le destin de son enfant. C'est vrai que l'histoire était peu connue, Sirk lui-même l'avait gardée secrète, mais enfin, les cinéphiles la connaissaient, il y a même eu quelques articles. Mais non, personne n'avait jamais pensé que l'enfant valait le coup d'être étudié. Je n'en revenais pas. Et en fait, très vite, c'est lui, Klaus, qui est devenu pour moi le cœur battant de mon projet. Je me suis immensément attaché à cet enfant. Il m'a bouleversé. J'ai voulu, le temps d'un livre, le sauver de l'oubli. Lui redonner une place. Et j'ai donc beaucoup concentré mes recherches sur lui. Les éléments étaient là, éparpillés, il m'a fallu les réunir, comme les pièces d'un puzzle. Ça m'a pris... deux, trois ans, je dirais, au total, pour l'ensemble de toutes ces recherches. J'ai réussi à trouver la plupart des films qu'a tourné Klaus, à les visionner. J'ai aussi regardé beaucoup de films allemands des années trente, pas juste ceux qu'a fait Sirk. Pour ce qui est de la période hollywoodienne de Sirk, le travail a été plus rapide, car j'avais déjà beaucoup de connaissances en la matière. Mais je dois ajouter que, alors que j'effectuais ces recherches, je ne voulais pas non plus accumuler trop de faits, de chiffres, de dates: je voulais me garder un espace romanesque et fictionnel. Je n'ai donc, en ce sens, pas fait le travail énorme qu'un biographe professionnel aurait fait. Ma démarche a toujours été celle d'un romancier. Par exemple, je n'ai pas trouvé grand-chose sur les femmes dans la vie de Sirk, et notamment sur la mère de Klaus, mais ce n'était pas si grave, la fiction pouvait se mêler à la réalité, ou plutôt la soutenir en filigrane, la mettre en lumière.

8. Hilde, la femme de Douglas affirme « Il y a eu des héros, il y a eu des lâches. Et puis tous ceux qui n’étaient ni l’un ni l’autre ». Cette phrase lourde de sens pourrait s’entendre à tous les pays en guerre. Doit-on en vouloir à cette partie de neutralité ? 

Je crois qu'avec le recul, c'est très facile d'en vouloir à ces gens qui ne se sont pas rebellés contre des régimes épouvantables, qui ont juste vécus, souvent silencieusement, sous la coupe de dictateurs sans merci. Car nous, avec le recul, nous savons ce qui s'est passé, et où tout cela a mené, que ce soit dans l'Allemagne nazie, l'Italie de Mussolini, l'Espagne franquiste, ou l'Union Soviétique de Staline... Mais quand on est au cœur du pays où cela se passe, qu'on vit l'Histoire au présent et dans son quotidien le plus banal, voit-on les choses avec la même lucidité, les comprend-on pleinement, a-t-on même la possibilité de réagir? Par exemple, tous les techniciens du cinéma, que ce soit en Allemagne ou dans la France occupée, il fallait bien qu'ils travaillent pour nourrir leur famille, pour pouvoir payer leur loyer tous les mois... On ne peut vraiment leur en vouloir d'avoir continuer à mener une vie plus moins normale dans des circonstances qui ne l'étaient pas. Il fallait survivre, tout simplement. Être un héros n'est pas donné à tout le monde. Alors, oui, évidemment, cela n'en rend les véritables héros, ceux qui osent combattre, et dire haut et fort ce qu'ils pensent au risque de leur vie, que plus bouleversants, magnifiques, et attachants. Je voue une immense admiration à un écrivain comme Klaus Mann, qui dès le début a compris ce que représentait le nazisme et l'a rejeté de tout son être, avec passion. Mann a eu le courage de ses convictions. Il s'est exilé, il n'a jamais cessé son combat. Il n'est pas le seul. Beaucoup d'Allemands, aussi, ont tenté de s'opposer au régime de l'intérieur, souvent avec des résultats tragiques. Il y a un livre extraordinaire sur cela, un roman que je recommande absolument: "Seul dans Berlin", de Hans Fallada, dont un film a été tiré avec Emma Thompson. Un livre déchirant, sur la réalité de ce qui se passait dans le pays dans les années trente. Fallada, lui aussi, avait tout compris. Ces gens-là, qui tentent de ne pas se laisser manipuler par le régime, sont héroïques. Mais encore une fois, pas tout le monde n'a l'étoffe d'un héros. Et les gens qui ne font pas grand chose, ils ne sont pas nécessairement des traîtres, des lâches, ou des vendus (ceux-là, clairement, sont impardonnables). Ils sont minables, peut-être, et encore, pas tous. Ils se comportent probablement comme, je le crains, pas mal d'entre nous le feraient aussi dans des circonstances similaires. Sauf que, c'est vrai, lorsqu'on en arrive à l'inacceptable, à la Solution Finale, on se dit que là, demeurer passif, ce n'est plus acceptable. Qu'est-ce qui s'est passé dans la population allemande? C'est vertigineux. Je n'ai aucune réponse. Mais ça interroge: sur la nature humaine, sur ce que nous acceptons et n'acceptons pas. Et c'est toujours d'actualité, je trouve. Il suffit de regarder ce qui se passe dans le monde autour de nous. J'ajouterais une chose: le cas des artistes est beaucoup plus ambigu, car certains, même s'ils étaient contre le régime sous lequel ils ont travaillé, en ont bien profité. Zarah Leander, par exemple, devenue une immense vedette, s'est toujours défendue d'avoir été nazie. C'est peut-être vrai, d'ailleurs Goebbels ne l'aimait pas. On a même raconté qu'elle aurait été une espionne communiste. Mais cela ne l'a pas empêchée de gagner des millions pendant que le pays était soumis à la terreur. Là, il y a problème, je crois. Et cela a pesé sur la réputation d'un grand nombre de gens du cinéma devenus célèbres sous le nazisme. Même s'ils ont pu, pour la plupart, continuer leur carrière après la guerre, leur nom était tout de même terni. Il y a un livre passionnant sur les actrices les plus célèbres de l'époque, et il s'intitule très justement, en anglais, "Tainted Goddesses", c'est à dire, "Déesses entachées". Ou infectées, ou impures. Tout est dit.

9.Quels sont les films de Douglas Kirk, les plus emblématiques que vous conseillez ?

Denis Rossano vous propose en vidéo les plus grands films de Douglas Sirk
Les meilleurs films de Douglas Sirk

10. Avez-vous un projet en cours ou à venir ?

J'ai un projet sur lequel je commence tout juste à me pencher. C'est encore un roman, c'est encore lié à l'Allemagne nazie, c'est encore lié au cinéma, c'est encore basé sur une histoire vraie. Mais je ne veux pas être dans la répétition, donc, en plus des recherches nécessaires pour cette histoire spécifique, je suis en train de réfléchir à la manière de la raconter, de la structurer, pour apporter un angle nouveau, et, du coup, un autre regard. Mon éditeur, Guillaume Allary, auquel je dois beaucoup, est très emballé, donc cela m'encourage énormément. Je me dis que peut-être je vais faire une trilogie allemande, qu'il y aura un troisième livre sur un sujet proche. Cela peut paraître prétentieux: "trilogie allemande", c'est un terme associé à trois films magnifique de Fassbinder. Mais je garde les pieds sur terre, je ne me prends pas pour le Fassbinder de la littérature! C'est juste que j'aime bien l'idée de trois livres qui se rejoignent et se répondent sur les thèmes du cinéma, de l'artiste sous le fascisme, de l'Allemagne à la croisée des chemins, de l'intime face à l'Histoire. On verra. Mais pour l'instant, en tout cas, le projet du second livre est lancé.

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