Les filles de Birkenau

 Les Filles de Birkenau

Un plat de carpe farcie. Des pommes au four. Un peu de vodka. Et autour de la table, quatre femmes qui rient. Quatre survivantes de Birkenau. Elles ont connu la nudité sous les fouets, le froid, les cris, les trains, les cendres. Elles s’appellent Isabelle Choko, Judith Elkán-Hervé, Ginette Kolinka, Esther Senot, et ont accepté, à l’invitation de David Teboul, de s’asseoir ensemble pour parler. Pas dans un studio, pas sur une scène, pas devant une caméra inquisitrice. Mais autour d’une table, comme dans un dîner de famille où l’on évoque le passé, les amours et les plaies ouvertes.

C’est un livre inclassable. Ce n’est pas un recueil de témoignages. Ce n’est pas un récit historique. C’est une conversation brûlante, irrégulière, vivante, où l’horreur s’infiltre dans chaque silence, chaque éclat de rire, chaque gorgée d’alcool. Une œuvre orale, transcrite dans son souffle brut, sans polissage. L’antithèse du pathos muséifié : ici, l’humain déborde.


Une parole sans fard, entre gouaille et gouffre

Elles ont plus de 90 ans. Elles ne cherchent plus à convaincre. Elles parlent comme elles sont : avec ce que le temps a laissé intact de pudeur, de colère, de mémoire, de sarcasme. Elles parlent de la faim, des poux, de la peur, des autres. Et parfois… de leur propre culpabilité d’avoir survécu.

Elles ne disent pas « déportation ». Elles disent « le camp ». Elles ne disent pas « les nazis ». Elles disent : « ils ». Elles ne racontent pas une grande fresque historique. Elles parlent de leurs chaussures. De la manière de s’asseoir aux toilettes communes sans tomber. D’une Allemande qui leur a souri. De l’amour interdit. Du commerce du pain.

« On faisait comme on pouvait. On ne pensait qu’à soi. Tant pis pour les autres. »

C’est dit comme ça. Sec. Cash. Presque impardonnable. Et pourtant, c’est cela, la force du livre : accepter l’ambiguïté, l’humain dans sa totalité, même là où il dérange.


Le miracle de l’humanité qui ne s’éteint pas

L’une d’elles rit fort. Une autre ne supporte pas qu’on l’interrompe. Il y a des frictions, des piques, comme dans toute conversation trop longtemps retenue. Et parfois, au milieu d’un souvenir d’appel sous la neige, un éclat de lumière :

« Ce qui m’a sauvée, c’est ma débrouillardise. »

Elles ne se posent pas en héroïnes. Ni en sages. Ni même en témoins professionnels. Elles sont là, debout, vieilles et vivantes. Avec leurs contradictions. Et Teboul, en cinéaste du réel, en magicien discret de la parole, capte cela : le miracle de l’humanité qui ne s’est pas éteinte à Birkenau.


Une mémoire qui refuse l’embaumement

Depuis vingt ans, David Teboul creuse la mémoire des figures hantées : Proust, Freud, Françoise Sagan. Ici, il refuse la sacralisation. Pas de violon. Pas de travelling sentimental. Juste la parole nue. Et c’est plus bouleversant encore.

Le livre est construit comme un montage brut, avec les respirations, les interruptions, les overlaps. On lit comme on écouterait un enregistrement clandestin, comme si l’on était sous la table, témoin involontaire d’un moment d’histoire.

Il ne s’agit pas seulement de se souvenir. Il s’agit de transmettre ce que les mots ne savent plus dire, de trouver dans la crudité d’un souvenir une forme de vérité nue, débarrassée du devoir de mémoire compassé. C’est cela, peut-être, que veut nous dire Teboul : que la mémoire n’est pas un mausolée, mais une chose vivante, conflictuelle, douloureuse, toujours sur le fil.


Quatre femmes, et un avertissement

Ginette, Judith, Isabelle, Esther. Elles parlent pour ne pas être effacées. Pour ne pas que d’autres parlent à leur place. Elles savent que la parole, même imparfaite, est la dernière barrière contre le révisionnisme, le silence, l’oubli organisé.

Mais ce livre n’est pas une leçon d’histoire. C’est une claque de vérité. Une gifle douce et brutale, qui nous intime : regarde-les. Écoute-les. Elles sont là. Encore là. Et ce qu’elles disent — qu’il s’agisse de la carpe ou de la chambre à gaz — nous concerne aujourd’hui.

Le monde redevient inquiet, les rhétoriques de haine ressurgissent. Et pourtant, dans ce repas filmé, transcrit, offert comme un testament commun, c’est l’espérance qui perce.


Un livre essentiel

Les Filles de Birkenau n’est pas un livre sur la Shoah. C’est un livre sur l’après. Sur ce que l’on fait d’une vie quand on est revenue de la mort. Sur ce qu’il reste quand on a tout vu. Sur la tendresse, même maladroite, entre celles qui savent.

Un livre nécessaire. Incandescent. Et qui, comme la voix d’Esther ou les silences d’Isabelle, reste en vous longtemps après l’avoir refermé.

Commentaires

Articles les plus consultés