Le chant du peuple juif assassiné, Yitshok Katzenelson
Avant de tomber sur ce livre, le nom de Yitskhok Katzenelson m’était totalement inconnu. Intrigué par son œuvre, j’ai voulu en savoir plus, mais mes recherches ne m’ont pas appris grand-chose au-delà de ce que révélaient déjà le livre et sa quatrième de couverture. Poète et dramaturge, il écrivait en yiddish et en hébreu, et appartenait au mouvement des Maskilim, les penseurs des Lumières juives. Ce recueil, écrit en vers libres, a vu le jour en 1943, alors que Katzenelson était emprisonné à Vittel. Rédigé dans l’urgence et la douleur, il s’apparente à un testament. Conscient de l’importance de son témoignage, il parvient à le faire sortir de la prison grâce à une employée française. Plus tard, une co-détenue ayant survécu est retournée le récupérer : il était caché dans trois bouteilles scellées et enfouies « près de la sortie à droite, au sixième poteau, celui qui porte une fente en son milieu, au pied d’un arbre ». Il aura fallu attendre 2005 pour que le texte soit enfin traduit en français.
En avril 1944, Yitskhok Katzenelson et son fils Tsvi sont assassinés dès leur arrivée à Auschwitz. Sa femme Hannele et ses autres enfants, Yomek et Bentsion, avaient déjà été exécutés.
Le recueil s’ouvre sur une réflexion rarement abordée d’emblée dans les témoignages : l’impossibilité de rendre hommage à ses morts. Lorsque la mort est omniprésente, brutale, dénuée de rites et de sépultures, le deuil devient un luxe inaccessible. Les corps disparaissent, on s’en débarrasse comme de vulgaires déchets, et avec eux s’efface jusqu’au droit à la mémoire. Une déshumanisation totale.
L’auteur évoque aussi une autre blessure, plus intime et insoutenable : la complicité de certains Juifs du ghetto avec l’oppresseur. Cette réalité, impossible à accepter, ajoute encore à la souffrance psychologique. Pendant que les bourreaux orchestrent l’horreur, certains, par peur ou par intérêt, se retrouvent à trahir les leurs. Une honte, une colère indicible.
Puis viennent les trains. Des monstres insatiables, avalant chaque jour des milliers de personnes. Six mille, puis dix mille, puis quinze mille. Un engrenage implacable. Les wagons partent pleins et reviennent vides, prêts à se remplir encore. Une mécanique de mort qui ne laisse aucun répit.
Il y a aussi ces enfants abandonnés, livrés à une fin inéluctable. L’orphelinat improvisé se vide peu à peu, jusqu’à ce qu’il ne reste que le silence et quelques vestiges : des cahiers éparpillés, des petits manteaux oubliés. Comme si la dernière preuve d’humanité venait de s’éteindre.
Et puis, il y a le déni. Tout le monde sait, mais personne ne veut voir. Accepter la vérité, ce serait perdre le peu d’espoir qu’il reste, et autant mourir tout de suite. Alors on détourne le regard, jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour agir. Et lorsque la réalité s’impose enfin, le piège est déjà refermé. Mais pour les bourreaux, exterminer ne suffit pas. Il faut aussi humilier, broyer, priver les victimes de leur dernière once d’humanité.
Katzenelson raconte la rue Mila et le soulèvement du ghetto. Une révolte à la fois vouée à l’échec et absolument nécessaire. Mourir en combattant, retrouver une dignité volée, opposer une ultime résistance. Il n’y a plus d’avenir, plus de naissances heureuses, plus de vie. Il ne reste que le combat.
Je ne suis pas un grand amateur de poésie, mais la force qui se dégage de ces vers est bouleversante. Hachés, saccadés, ils évoquent les corps suppliciés dont parle l’auteur. Chaque mot est pesé, tranchant, réduit à l’essentiel. L’émotion en est d’autant plus brute, percutante. La douleur est comme contenue dans ces phrases qu’on voudrait hurler. L’incrédulité de l’auteur face à un monde qui continue de tourner malgré l’horreur est poignante. Le soleil se lève et se couche, les saisons passent, imperturbables. Comment peut-on continuer à vivre alors que tout s’effondre ?
En fin d’ouvrage, des éclairages viennent contextualiser chaque partie du texte, offrant un autre regard sur ce témoignage hors du commun. On y découvre aussi davantage sur l’auteur et son destin brisé. Un livre puissant et nécessaire.
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