Le fruit le plus rare, Gaëlle Bélem
Dans le frémissement d’un monde en mutation, un enfant fragile voit le jour sur l’île Bourbon – qui deviendra, en 1848, La Réunion, au moment précis de l’abolition de l’esclavage. Sa venue est marquée par l’amertume : sa mère expire en l’accueillant, et son père s’éclipse, laissant derrière lui le poids d’une existence déjà marquée par la servitude. Fils d’esclave, il porte sur lui l’héritage d’un destin imposé, mais sa prestance – ses pieds dodus, son front bombé, et l’assurance de sa compréhension du monde – émeut Ferreol, un veuf en proie à une douleur insondable. À qui, par un geste aussi inattendu qu’irrésistible, la sœur avait offert d’abord un chien, puis un perroquet, et finalement ce bébé, pour lui redonner la flamme de vivre.
Ferreol, maître d’un vaste domaine et connaisseur passionné des plantes, cultive un amour particulier pour les orchidées qu’il partage avec Edmond, qu’il promène dans une brouette tout en lui enseignant les noms latins de chaque espèce. Ce détail minutieux m’a transporté, au fil de mes lectures, dans le jardin botanique réunionnais, éveillant en moi des réminiscences d’un monde exotique où la datura, plus hallucinogène que toxique – bien que, par moments, cette hallucination frôle le coma, comme observé en Afrique – côtoie le cannabis sans qu’un mot ne soit nécessaire pour évoquer ses effets.
Avec une écriture tendre et élégante, Gaelle Belem entrelace les vocables latins à la douceur du créole, langue unique que connaît l’enfant. Grandissant, il se passionne pour la terre et ses prodiges, se laissant bercer par le conte de son « ti père » sur la genèse du monde, construit à partir de graines et de racines, et se lance dans la quête d’une orchidée légendaire. Par ces pages, l’auteur nous offre un récit qui ne se contente pas de narrer l’histoire de l’esclavage et de la colonisation – celui de l’île, marquée par l’intrusion d’aristocrates et de « petits Blancs » aux ambitions diverses – mais qui célèbre aussi la richesse d’un héritage végétal et culturel.
L’épopée se poursuit avec le voyage de la vanille. Nous suivons ce fruit rare depuis la transformation opérée par Moctezuma, qui fait goûter une décoction à Cortés avant de lui révéler les gousses, jusqu’à la conquête de ce parfum exotique, qui, en foulant aux pieds les abeilles, prive l’humanité de ses premiers agents pollinisateurs. Du faste de l’Espagne de Charles Quint aux élégantes cargaisons qui, de Versailles aux quais de Saint-Denis, sillonnent les mers en boîtes de fer-blanc, la vanille devient le témoin silencieux d’un commerce et d’une destinée en mutation.
Edmond, âgé de douze ans, voit son destin se sceller après des semaines, des mois, des années à tenter de percer le mystère des gousses, aux côtés de son « ti père ». Son triomphe, proclamé tel un fruit miraculeux, suscite cependant l’ire des puissants terriens qui accusent ce jeune génie de vouloir renverser l’ordre établi. La rancœur des esclaves s’amplifie contre celui qui, couché dans des draps dignes d’un Blanc, osait défier les interdits. Et Ferreol, loin de goûter à la reconnaissance pour avoir insufflé la vie à Edmond et dévoilé le secret de la vanille, se sent trahi et l’abandonne à son triste sort.
Il est douloureux de constater qu’un esprit exceptionnel, pourtant destiné à briller, sombre dans l’oubli. Pourtant, la lecture des premiers chapitres nous convie à un voyage inoubliable, mêlant le mystère de la création à celui des plantes, et dévoilant avec finesse cette ambivalence d’amour et de haine si propre à l’histoire coloniale. Comme l’exprime Gaelle Belem avec une lucidité émouvante :
« Parfois, en se levant, Ferréol se demande ce qu'il serait advenu s'il n'avait pas recueilli Edmond. Edmond, son Edmond, a eu l’idée de génie qui a enrichi tous les vanillards de l'île. Grâce à lui, la vanille est désormais connue de tous. Il clame haut et fort mon enseignement, ma propriété, mes conseils. Devant le pupitre où il récite son discours – une cérémonie en vue de la Légion d’honneur, peut-être – Ferréol, observant les cargaisons de gousses filant vers les quais de Saint-Denis, s’exclame : ‘La vanille, c’est moi !’ »
Ce livre, véritable joyau littéraire, se distingue par l’harmonie de son parler créole, la force de ses sentiments ambivalents et l’éloquence de son récit historique. Il nous rappelle que l’abolition de l’esclavage, tout comme dans les champs de coton du Sud des États-Unis, n’a pas toujours signifié l’accession à une liberté véritable, mais plutôt l’émergence de nouvelles formes de dépendance.
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