La neige était sale
Cette bande dessinée restitue avec force l’atmosphère âpre et poisseuse du roman de Georges Simenon, La neige était sale, transposé ici en images par le duo Frédéric Fromental (scénario) et Bernard Yslaire (dessin). Dès les premières planches, on ressent le froid glacial et la violence latente de cette période de guerre, sans que l’auteur n’ait besoin de la situer précisément : quelques étoffes cousues d’une étoile mauve, des silhouettes de soldats et des bâtiments aux croix menaçantes suffisent à faire basculer le lecteur dans un monde où la cruauté est partout.
Le graphisme de Yslaire colle parfaitement au propos : ses personnages, volontairement anguleux et légèrement caricaturaux, évoluent dans une palette de gris âcres, trouée de rose quand l’action se déroule dans la maison close tenue par Lotte. Cette touche de couleur rosée n’est pas anecdotique : elle souligne la fausse douceur du bordel, refuge paradoxal où les travailleuses du sexe vivent mieux que la majorité des civils sous occupation.
Au centre de ce tableau sombre, Frank, un adolescent de 17 ans, erre, désabusé. Fils de Lotte, il grandit dans un univers où le corps des filles n’est qu’un objet marchand ; il y a de l’argent, de la nourriture, et la maison appartient à ceux qui possèdent le pouvoir, à savoir les soldats ennemis. Mais ce confort matériel ne l’empêche pas — ou plutôt ne l’empêche qu’à peine — de sombrer dans la violence gratuite : d’abord en assassinant un officier répugnant, puis en braquant et tuant sans motif une vieille connaissance.
C’est la présence de Sissy, jeune voisine naïve et éperdument amoureuse, qui fait vaciller sa conscience. Leur relation, à la fois tendre et désespérée, finit par mener Frank à commettre ce qu’il nomme lui-même « le pire des crimes ». Dans ce déchaînement, la blancheur immaculée de la neige — censée symboliser l’innocence — se retrouve maculée de sang et de honte, image glaçante d’une jeunesse sacrifiée.
Cette adaptation excelle sur tous les plans : un scénario qui ne trahit pas la noirceur de Simenon, un dessin à la fois brut et précis, une mise en couleur astucieuse qui sert le récit, et un rythme qui vous happera sans répit jusqu’à la scène finale. On ressort de cette lecture avec le cœur serré, convaincu que le roman graphique peut faire entendre la voix de Simenon avec une intensité nouvelle.
Public averti — Destiné exclusivement à un lectorat adulte, cet album n’épargne ni la violence ni la perversité de ses protagonistes, mais offre aussi une réflexion puissante sur la perte d’innocence et la brutalité des temps de guerre.
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