Qui m'aime me suive

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Après avoir refermé ce volume, on sort véritablement d’une boucle spatio-temporelle : on a passé plus de deux heures les doigts collés à l’écran, et pourtant on se retrouve avec l’impression d’avoir vécu un véritable voyage d’analyse et de réflexion.

Paru en 2024, ce dixième tome signé Gurvan Kristanadjaja (scénario) et Joseph Falzon (dessin et couleurs) se présente sous les atours d’une enquête accessible à tous, sans prérequis technique, et déroule ses 109 pages jusqu’à une dernière séquence où l’on retrouve seize références bibliographiques ainsi qu’un portrait affectueux de Sirius, le chien-star du narrateur.

L’album démarre dans l’intimité du protagoniste : allongé sur son lit, il fait défiler Instagram — un geste banal jusqu’à ce qu’il se remémore sa propre mésaventure de 2019. Cette année-là, inondé de publicités répétées pour un sac à main végan, il a fini par céder et l’a offert en cadeau, sans même réaliser qu’il offrait un modèle orange à sa compagne qui, précisément, déteste cette couleur. Cette déconvenue le pousse à s’interroger : comment une simple répétition visuelle peut-elle si profondément influencer nos actes ?

Pour répondre à cette question, les auteurs brossent un panorama historique de la publicité, depuis les premières inscriptions publicitaires à Thèbes (1000 av. J.-C.) jusqu’à l’explosion médiatique des années 1960 en France avec l’arrivée du petit écran. Mais c’est la révolution numérique des années 2000 qui capte vraiment leur attention : désormais, ce ne sont plus uniquement des créatifs en costume qui dictent les tendances, mais des algorithmes capables de sonder nos préférences et de nous proposer, au fil du scroll, du contenu toujours plus ciblé. C’est ce même mécanisme qui a vu naître, dans les années 2010, le phénomène des influenceurs — ces figures à la popularité exponentielle sur Instagram, YouTube ou TikTok, dont le simple post peut faire basculer un produit ou une opinion.

Structuré en sept chapitres thématiques, l’ouvrage décortique tour à tour : la quête du « premier influenceur », l’envers du décor de cette vie de rêve et l’angoisse du « like », les effets sociétaux de la prescription numérique, les chiffres d’affaire faramineux qui se cachent derrière les partenariats, l’impact potentiellement décisif sur des scrutins électoraux, la dimension soft power à l’échelle mondiale, et enfin la question vertigineuse de notre propre influence sur autrui.

Graphiquement, Falzon opte pour un style épuré et humoristique : visages exagérés, gestes comiques, décors stylisés et cases sans contours, le tout relevé par des couleurs vives et agréables. L’usage d’illustrations pédagogiques — des infographies, des métaphores visuelles (algorithme incarné en marionnettiste, foule d’avatars Instagram…) et des pastiches d’œuvres célèbres comme L’Origine du Monde — dynamise la lecture et renforce l’impact des propos.

Au fil des pages, on comprend que l’influence ne se réduit pas à une simple publicité améliorée : elle s’appuie sur la psychologie (la quête de reconnaissance, la gratification instantanée), l’industrialisation du divertissement (scènes « instagrammables » montées au prix d’une main-d’œuvre exploitée) et la géopolitique (soft power américain via Facebook et Instagram, et puissance montante de TikTok chinois).

Plus qu’un manuel tantôt ordinaire, tantôt ébouriffant, ce tome 10 de Silex and the City fait le pari réussi de mêler l’ancrage historique et la satire de notre présent numérique. On en ressort conscient que chaque « like », chaque scroll, participe à un écosystème de pouvoir – et qu’il serait peut-être temps d’en reprendre le contrôle.

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