Destéria et les demineurs, Nedjma Kacimi
Il arrive parfois qu’un roman surgisse comme une détonation dans le paysage littéraire : Desteria et les démineurs appartient à cette catégorie rare, celle des livres qui avancent avec la douceur d’une main tendue mais la puissance d’un souffle qui renverse. Dès les premières pages, on comprend que l’on entre dans un territoire où les blessures ne sont pas seulement personnelles : elles sont collectives, géographiques, presque géologiques.
Desteria, héroïne à la fois opaque et lumineuse, porte en elle un monde fracturé. Elle vit parmi les « démineurs », ces êtres qui apprennent à désamorcer ce que la société laisse derrière elle : les dangers, les colères enfouies, les bombes à retardement des histoires familiales ou politiques. Le roman joue subtilement de la métaphore, faisant de l’explosion un langage, d’un territoire piégé une manière de dire notre époque — instable, saturée, prête à s’embraser à la moindre étincelle.
Ce qui frappe d’abord, c’est la poésie du récit. L’auteur·ice ne décrit pas : il sculpte. Chaque phrase semble poser une charge lente, une mèche qu’on allume et qui travaille sous la peau. L’écriture est nerveuse mais précise, tendue mais délicate, comme si le texte lui-même craignait de trop appuyer sur un mot et de déclencher un fracas irréversible. Desteria et les démineurs est un roman qui avance sur un fil, celui où la fragilité devient une forme de force.
Dans ce monde où tout menace de sauter, Desteria n’est pas une guerrière classique : c’est une veilleuse, une éclaireuse de l’intime. Elle observe, elle relie, elle apprivoise les silences. Autour d’elle, les démineurs composent une communauté de survivants qui ne se resignent pas au chaos : ils apprennent à comprendre ce qui fait trembler les êtres, ce qui les pousse à s’isoler ou à se heurter. Le roman devient alors une grande fable sur la réparation — non pas la réparation naïve et immédiate, mais celle qui demande patience, écoute et lucidité.
On y croise des paysages qui semblent respirer : villes effritées, friches où poussent les doutes, ruelles où résonnent des fantômes politiques. À travers eux, le livre interroge notre incapacité à nous défaire des conflits qui nous précèdent. Dans cet univers où l’explosion est un héritage, où chaque pas peut réveiller une colère enterrée, les personnages luttent pour inventer un futur qui ne soit pas seulement la répétition du passé.
Et pourtant, malgré sa noirceur, le roman offre une lumière. Une lumière discrète, presque fragile, mais tenace. Celle qui vient des êtres qui refusent de se satisfaire du cynisme. Celle qui naît lorsqu’on choisit la coopération plutôt que la survie individuelle. Desteria et les démineurs raconte la possibilité d’un autre geste : celui de s’approcher de l’autre non pour le neutraliser, mais pour comprendre ce qui en lui réclame douceur ou révolte.
Il y a, dans ce texte, un art rare : celui de faire coexister la menace et l’espérance, la tension permanente et la beauté des liens. C’est un roman sur ce que signifie avancer dans un monde brisé sans renoncer à la tendresse. C’est un livre qui nous apprend que, parfois, les véritables démineurs ne sont pas ceux qui désactivent les bombes, mais ceux qui déminent la parole, la mémoire, les corps blessés.
À la fin, on referme Desteria et les démineurs avec l’impression d’avoir traversé un champ miné en compagnie de voix qui refusent de se taire. Et cette traversée nous transforme : elle nous rappelle qu’il existe, au cœur même du danger, une façon de marcher qui ne détruit rien — au contraire, qui rend au monde une part de sa douceur perdue.
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